Noir de nos âmes, du deuil. Subissons-nous l'influence néfaste des astres, comme les latins l'entendaient (siderari) ?
Nice, l'insouciante, la ville rose et ocre, la ville nacrée au bord de la Méditerranée, est à nouveau plongée dans les ténèbres.
Mon chemin m'amène aujourd'hui vers Pierre Soulages et sa vision du noir.
Dans son atelier, une nuit de janvier 1979, Soulages est confronté à un doute devant ce qu'il peint. Il patauge dans une espèce de marécage noirâtre, depuis des heures, il décide d'aller se reposer. A son retour dans l'atelier, Pierre soulages découvre ce qu'il ne pressentait pas : Sur la surface intégralement noire du tableau, la lumière joue par reflets et anime toute la matière peinte. Soulages inlassablement travaille et grave la matière pour donner naissance à des reliefs dans une suite de gestes. Il met au jour des espaces différemment captifs de lumières et laisse naître des éclats scintillants sur les arêtes de ces espaces nouveaux.
Pierre Soulages peint la lumière avec la couleur noire. Nous baignons dans l'oxymore de ces deux termes contradictoires et réconciliés. Il appelle cela l'outrenoir, c'est à dire quelque chose au-delà du noir, qui se rapproche de la lumière.
Il peint avec un noir lumineux et chatoyant. "Mon noir, c'est celui dont vient la lumière". Ainsi la lumière vient des plus profondes ténèbres. Les ténèbres engendrent la lumière.
Soulages trouve le sens de sa peinture dans les questions que se pose Mallarmé sur son écriture. "Sait-on ce que c'est que d'écrire ? Une ancienne et très vague, mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du coeur."
Par sa peinture, il élève l'homme au niveau du divin, et du sacré. L'homme qui crée devient ce souverain couronné.
Saint-Jean-de-la Croix parle avec l'intensité mystique qu'on lui connait, de ces "sons noirs que sont le mystère".
Le noir de Saint-Jean-de-la-Croix, c'est le noir absolu. C'est la nuit de l'âme sans Dieu.
Le noir de Soulages c'est celui qui amène la lumière.
"Ma peinture ne vaut que comme cela" dit-il. "Les liens que j'ai avec les êtres, ceux qui comptent vraiment passent toujours par le spirituel". Mes engagements sont d'ordre artistique et spirituel. Soulages s'engage sur le chemin de la couleur noire.
Soulages a cherché la lumière pendant des années pour les vitraux de l'abbaye romane Sainte-Foy à Conques. "Je pense que cette lumière nous vient de très loin" nous dit-il, du noir infini de l'univers et du soleil qu'il découvre dans son enfance comme une étoile au milieu de millions d'autres, une toute petite étoile. Conques capte l'essence même de cette lumière, mais de l'intérieur le verre lui donne des qualités infinies, qui se diffusent différemment suivant les moments du jour, les saisons et suivant les nuits noires ou lunaires.
Le noir de Soulages ouvre les esprits aux mystères de la lumière, c'est à dire de la création. Il ouvre vers ce que l'on ne connaît pas, ce que l'on peut appréhender sans jamais posséder.
Les ténèbres dans lesquels nous nous perdons actuellement amènent-ils également vers la lumière ?
Le désir vient en peignant, nous dit-il. Ce que je ressens également avec l'écriture. Le désir d'écrire vient en écrivant. J'écris et je vis en même temps, et l'écriture "se faisant" me pousse à explorer ce grand mystère qu'est notre vie, à m'interroger et à voyager comme une vagabonde. Je me trouve au bord du monde comme au bord d'une merveille à observer.
Soulages n'édifie pas une théorie de sa peinture. Il n'est pas idéologue. Il montre juste un aspect de sa propre découverte, une vérité qui ne bloque pas les autres vérités. Une lumière au bout du chemin, son chemin, merveilleuse parabole d'un possible qui n'impose pas sa manière de voir, en concept.
Sa peinture est et c'est tout.
Nous la recevons et pouvons la partager avec lui dans sa simplicité, c'est comme cela que Soulages nous la présente.
Etre touchée par cette lumière, en arrivant à Conques à pied par les chemins de Compostelle, c'est une expérience qui transforme la vision du monde. Du moins je m'en souviens de cette manière.
Je vous laisse en compagnie de ce peintre qui peut avoir ce pouvoir d'éclairer nos ténèbres. Je ne me fourvoierai dans aucun message lié à l'actualité. D'aucuns y trouveront peut-être une vision du monde.
Dans le prochain article je vous proposerai un atelier : cueillir les mots noirs et les mots lumineux et écrire.
Car écrire fait du bien, je viens encore de l'entendre dans une émission de France Culture ce matin.
En attendant, vous pouvez relire l'article sur l'écriture cursive, c'est à dire l'écriture à la main ... bénéfique physiquement et intellectuellement.