Charles Juliet vient de publier deux livres et c'est un évènement. J'espère, grâce à cet article, vous donner l'envie de les lire calmement et profondément.
Car Charles Juliet se déguste, s'apprivoise et on ne le quitte plus.
Avec le titre de cet article, je pèse mes mots, chaque mot, afin de ne pas peser sur ce que représente l'oeuvre de Charles Juliet immense, et que fort heureusement je n'ai pas fini de découvrir. J'ai cherché un titre qui reflète la personnalité de Charles Juliet et j'ai rêvé en lisant ses deux derniers livres que je l'accompagnais un instant sur son chemin, en effleurant chaque mot, comme des pas qui avancent sans bruit vers la lumière.
L'homme qui marche, c'est peut-être lui ou celui de Giacometti.
Je lis et je relis et je ressens toujours le même plaisir. Peut-être cela vient-il du fait que Charles Juliet amène ce qu'il dit avec prudence, cherchant une vérité qui parfois se réfugie plus volontiers dans le silence que dans les mots. Son silence est perceptible, et à ce moment là, on tourne délicatement les pages de son journal, de peur de réveiller quelque chose qui préfère rester tapi dans l'ombre.
Cela vient peut-être de la marche qui parcourt ses écrits. La marche est terrienne, elle nous enracine et accroche les pas aux mots et les mots aux pas. Elle se fait aussi silence et rêve.
Ainsi j'ai pu lire au cours des dernières années quelques uns des livres de son journal, publiés régulièrement chez P.O.L. Voici quelques uns des titres :
- Traversée de nuit Journal II 1965-1968
- Accueils Journal IV 1982-1988
- Apaisement Journal VII 1997 - 2003
- Gratitude Journal IX 2004-2008
On perçoit le chemin à travers ces titres, beaux comme des moments dentelés. Des moments tissés fil après fil, des moments intenses. On lit, on lit et on ne s'en détache plus.
Bien sûr j'ai également lu Lambeaux Gallimard - Folio (l'histoire de ses deux mères : l'esseulée et la vaillante, l'étouffée et la valeureuse, ), et Au pays du long nuage blanc chez Gallimard, Folio (son voyage en résidence à Wellington en Nouvelle-Zélande).
L'année de l'éveil Folio N° 4334 - récit de ses années passées comme enfant de troupe.
Ainsi que : L'incessant, Théâtre publié chez P.O.L.
Chaque moment de son journal semble important, vécu, et parfois plusieurs fois au cours des années. Et je vis avec lui entièrement ces (ses) rencontres, ces (ses) réflexions, toujours personnelles, singulières. Je me trouve face à mon propre miroir et me reconnais souvent dans ce qu'il écrit. Il ne s'occupe pas des modes, des tics de l'époque, il va sur son chemin, vers l'humain qu'il est, toujours plus près, et toujours plus près de sa vérité. Charles Juliet n'en finit pas de naître à lui-même, avec une sincérité et un style à lui, qu'il veut dépouillé de l'égo (qui embarrasse, orne le moi de trompe-l'oeil, gonflé d'orgueil et de suffisance).
Je me demande, mais cela n'appartient qu'à moi-même, et je ne suis pas sûre que Charles Juliet adhèrerait à ce que je dis : Brisé, séparé de sa mère, alors qu'il n'avait pas encore le langage, Charles Juliet, poète de l'absolu, tente de rejoindre ce moment ou il était entièrement dans ce qu'il ressentait, et n'avait pas les mots. Cette blessure à laquelle il revient, inlassablement est la source de son écriture, elle est inséparable de son écriture et c'est bouleversant. Mais il y a autre chose aussi, le mystère de la naissance de cette écriture, qui continue son chemin, ses méandres, inlassablement.
j'écris aussi un journal depuis de longues années. Je trouve beaucoup de connivences, de sensibilités proches, mais son journal lui appartient et je me sens à sa lecture comme une invitée privilégiée au bord de ses mots. La poésie est pour moi également la langue la plus proche de l'indicible, proche du langage musical ou de celui de la danse, proche du corps et de l'esprit. Je trouve en Charles Juliet, une langue que je comprends et que je savoure sans empressement. Charles Juliet a besoin de temps, il le prend, et "je me hâte lentement" à le lire.
Si vous n'avez pas encore rencontré Charles Juliet, lisez son journal, qui est le témoignage de sa vie d'écrivain. L'enfant, adopté par une famille suisse aimante, qui vit dans l'Ain, est un petit paysan qui connait mieux les champs et les vaches que les livres, car chez lui, il n'y a aucun livre. Lire son journal du début jusqu'à maintenant, c'est aussi assister à la naissance d'un grand écrivain, qui utilise la parole avec précaution, qui la rend précieuse donc. Il sait l'engagement que les mots portent en eux, et se veut un écrivain "de peu de mots", paradoxe qui donne le vertige et la mesure de la profondeur de ses écrits.
J'ai pris avec moi : Le jour baisse Journal X 2009-2012 et Pour plus de lumière, une Anthologie personnelle 1990-1992, un recueil de poèmes qui dit (selon ses mots) sa connaissance de l'expérience intérieure dont ils sont nés.
J'avais commandé ces livres au début du deuxième confinement auprès de deux libraires que j'affectionne particulièrement et qui font vivre la librairie indépendante "Les journées suspendues" à Nice. J'ai donc eu le plaisir d'aller les chercher comme un cadeau du ciel. Quelle récompense !
RIMES RICHES _ POESIE
Le choix de Télérama N° 3695
cela
comment le nommer
comment l'inscrire
en un poème
cela
qui fissure
chaque instant
me coupe
du quotidien
vide de sa substance
ce qui m'est accordé
cela
qui me porte
me jette en affamé
à la rencontre de la vie
fait monter
au-devant de mes pas
cette lumière
que je ne peux atteindre
Extrait de , L'autre chemin in Pour plus de lumière. Anthologie personnelle 1990-2012
Ed. Poésie/Gallimard 448p. 11,30 euros
Le meilleur hommage à Charles Juliet est ce qu'il écrit lui-même, et je vais m'adonner au difficile exercice de la sélection, forcément arbitraire ... Ne tenant aucun compte du temps, de la chronologie ou des associations d'idées qui tissent la toile serrée de son oeuvre.
Je choisis le passage de sa rencontre avec Bram Van Velde, évènement fondateur où Charles Juliet va voir apparaître les mots comme une possibilité, un terrain d'expériences, d'amitiés, de partage.
p 79 de : Le jour baisse Jounal X 2009-2012 chez P.O.L.
En 1964, un jour d'automne, à Paris, sans but, il "hume l'air de Paris".
"Un matin. Paris dans le brouillard. Je flâne boulevard Saint-Germain, plein de ferveur et d'ennui. La ville inconnue m'angoisse. J'ai devant moi toute une journée que je ne sais à quoi employer. Je n'ai même pas un peu d'argent pour aller rêvasser dans un café. Comment tuer le temps ? Je n'ose pas entrer dans une librairie et je ne peux envisager non plus de me risquer dans un musée.
En marchant je tire de ma poche un petit carnet et je le feuillette. Parmi les notes, se trouve l'adresse d'un peintre, un certain Bram Van Velde. Descombin, un ami sculpteur, l'a rencontré, et cet homme lui a fait une forte impression. Je me souviens même de la phrase prononcée par ce peintre et que le sculpteur m'avait citée : En peignant, je cherche le visage de ce qui n'a pas de visage. A l'époque je comprenais cette phrase sans la comprendre et j'avais maintes fois cherché à saisir ce qu'elle signifiait."
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Il décide de lui rendre visite, se trouvant justement à côté de son appartement.
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A cette époque, je ne savais rien de la peinture, et bien évidemment rien de cet homme, rien de son oeuvre. Intimidé, en plein désarroi, je découvre que je n'ai rien à lui dire. Le silence se fait lourd. L'homme regarde par la fenêtre, et à plusieurs reprises, son regard m'effleure et interroge. Tout en m'efforçant de dominer mon affolement, je cherche à rassembler le courage de lui dire que je le remercie de m'avoir reçu et de vite me sauver, mais les mots que je prépare ne parviennent pas à franchir mes lèvres. Je suis effondré et furieux contre moi. De longues minutes s'écoulent.
Comprenant sans doute ce qui se passe, il propose que nous allions marcher dans la rue. Une fois dehors, j'arrive à lui poser quelques questions et une conversation s'engage coupée de longs silences.
Nous allons et venons dans les allées du Jardin du Luxembourg. Puis comme la nuit tombe, il m'invite à dîner, et la rencontre qui avait failli tourner court, s'est achevée à minuit.
Ainsi est née une relation qui s'est progressivement muée en amitié."
...
Quelques paroles tirées de Rencontres avec Bram Van Velde.
- C'est par la misère que j'ai approché la vie.
- Ce qu'il faut, c'est se laisser dominer.
- L'important, c'est de n'être rien, mais n'être rien, simplement rien, c'est une expérience qui fait peur. Il faut tout lâcher.
- Plus on est perdu, plus on est poussé vers la racine.
- Celui qui n'a pas connu l'écrasement ne connaît pas la vie.
- Pour l'artiste c'est tout ou rien. Si ce n'est pas tout, ce n'est rien.
- L'artiste est le porteur de la vie.
- Ce qui m'a frappé au long de mon existence c'est l'immense lâcheté des hommes face à la vie. Une lâcheté véritablement sans limite.
- L'artiste est celui qui doit veiller sur son être.
- Les multiples pouvoirs du faux et l'extrême faiblesse du vrai, c'est cela le tragique.
- Il est difficile de garder l'oeil sur le tout.
.....
Ainsi va Charles Juliet, page après page, accueillant les paroles qui le font avancer, qui le tiennent debout, ensemble parmi ses lambeaux.
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Goûtez également les poèmes de Charles Juliet dans :
Affûts - 1990 in Pour plus de lumières - Anthologie personnelle 1990-2012
Poésie/Gallimard.
un extrait de Affûts : p62
mais ce cri
de l'attente
que fissure
le doute
accroché au flanc
de la paroi
c'est là que tu veilles
interroges
écris
cherches à gagner
en hauteur
dominer le vertige
élargir ta vision
et tu observes
scrutes notes
guettes cette lumière
qui semble monter
derrière la crête
puis à bout de fatigue
revenu à tes semblables
tu voudrais parler échanger
donner ce que tu as vu
ils t'écartent
poursuivent en hâte
leur chemin
tu creuses
tu rampes
tu t'ouvres
un passage
mais tu n'es
jamais
prêt
jamais assez
aguerri
jamais digne
d'affronter
la rencontre
alors tu lis
enquêtes sondes
questionnes
et sans relâche
tu progresses
puis te portes
d'un bond
au plus extrême
et là
doigts gourds
mains tuméfiées
au lieu de rafler
ce dont tu espérais
te saisir
dans un trouble
infini
tu palpes
le mystère
La préface écrite par Jean-Pierre Siméon, en petits paragraphes thématiques, forme un portrait ciselé dans l'étoffe même dont est fait Charles Juliet. Tout parle, dit, insuffle, prend vie au plus près de la vérité complexe de la simplicité désirée de Charles Juliet. Son dépouillement.
Je vous en choisis un passage mais je voudrais vous lire cette préface toute entière ...
P19
LE MOT NU, LE MOT NU
Eliminer, effacer, cherche le "nu perdu" (l'intérêt que Char a manifesté pour Juliet ne pouvait décidément pas être de pure courtoisie), c'est, quant à l'écriture, l'artisanat quotidien du poète. Quitter les peaux mortes, cet intime travail de deuil, "dénudation qui prépare la vue de la seconde naissance", ne peut en effet se concevoir que dans un égal effort d'arracher les mots à leurs gangues, polysémie errante, épithètes dorées, bimbeloterie sonore ... Discipline du peu et du moins. La récurrence du mot "nu" dans la poésie de Juliet agit comme le rappel d'un la, elle remémore, comme une clause de conscience, la juste tonalité morale à quoi doit s'accorder la voix.
"Dans cette juste / lumière/ demeurer/ nu" : c'est-à-dire neuf, recommencé et réuni. Le nu est l'envers de l'un.
A la Grande Librairie avec François Busnel France 5 20h50 le mercredi.